Conversation métropolitaine
jeune fille : A
homme âgé : B
A : J'ai plus rien à dire.
B : Vingt ans ?
A : Je ne peux plus dire.
B : (rire) L'envie de mourir.
A : Vivre sans parler.
B : L'envie de fuir.
A : L'élocution.
B : L'électrocution. Toujours plus violent.
A : Il serait bien que je perde la faculté d'élocution.
B : L'hydrocution. Mourir comme un saumon, partir en fumée.
Trop salé.
A : Ma mâchoire devient déjà plus hargneuse : l'é-lo-cu-tion.
B : Vingt ans et déjà tant de violence.
A : Je me suis arrêtée aux balbutiements du romantisme.
Trop vain à articuler.
B : A vingt ans, on m'a imposé la violence, le sang. Et pourtant
tant de candeur.
A : Un jour, je sais qu'on m'empêchera de parler.
B : La femme arrêtera de parler ?
A : Ma conscience sera programmée, ma conscience de femme.
B : En 45, elles ont mérité le droit de parler. Tu voudrais
déjà leur retirer ?
A : On en a fait taire tellement en 45. Les taux. Les balances : plus
de problème d'élocution.
B : Gazéification : Longues asphyxies. Affres douloureuses...
A : Je me suis arrêtée aux balbutiements du lyrisme.
B : La femme est la matérialisation du lyrisme.
A : Les taux m'ont dit de faire des enfants. Je porte. Je porterai
pour l'expansion des taux. L'Asie se suicidera.
B : L'Occident ne pleurera pas pour l'Asie.
A : On pleurera les taux. Les taux me diront de pleurer, de porter
à nouveau.
B : Comme toi tu ne parleras plus. Du phénix renaîtront
les cendres : les cendres-radium, les cendres atomium, les cendres organiques.
A : Il faut chuchoter sur les cendres sinon elles piquent les yeux.
Ma parole est déjà impalpable. J'ai fait tamponner ma carte
d'électeur. L'encre des sceaux est délavée d'avoir
trop frappé les petits avis, les petites élocutions. Programmons
mon avis, scannons ma carte d'électeur.
B : Il y a des caméras sur le quai.
A : Oui, mais il subsiste les bouches d'aération. Nous en sommes
toujours réduits à respirer, nous en sommes toujours réduits
à parler, à faire sonner les syllabes, à faire vriller
nos synapses. L'électricité qui les relie est-elle nucléaire
?
B : Les pactes.
A : J'ai un bouton rouge sur le front : pollution urbaine, pollution
nucléaire.
B : La révolution, c'est tourner.
A : Je ne veux plus dire, car un jour on m'empêchera de dire.
B : Parle pour dire, vite.
A : Je me suis arrêtée aux balbutiements de l'expression.
B : Balbutie tant bien que mal.
A : Les impressions chuchotées.
B : Chuchote mais parle.
A : Je ne veux plus rien dire, on me droguera, on annihilera ma pensée.
Je me vois bien mourir d'une intoxication euphorique, d'une overdose
d'aliénation. L'heure du Valium.
A : Moi je ne me vois que dans le miroir. Le futur m'impose le reflet
: réflexion froide et muette, c'est à quoi on aspire pour
moi.
B : L'heure du Tranxène.
A : L'élocution-réflexion.
B : L'heure du Prozac.
A : L'heure de l'expression. Tu as le droit à l'expression.
Tu es maintenant après l'heure, le conditionnement fertile de notre
belle République, la force raisonnante.
B : Est-ce l'heure ?
A : Leurre certainement.
B : J'ai avalé les médicaments avec la villageoise. Tous.
Sans grimacer. Mes moyens de panser.
A : Penser ton identité ? Je préfère ne plus parler.
Je n'ai plus rien à dire.
(A se lève et quitte le quai)
B : (seul) Prozac avalé, Valium digéré, Tranxène
liquéfié dans mes veines : enfin homme ! Un vrai, qu'on pourrait
écouter, plus seulement entendre. J'appartiens au carrelage métropolitain.
Le ronflement des rails fait écho au cœur. (Un temps) Je signe,
d'accord je signe. (En hurlant) Je signerai tout ce que vous voulez, je
suis un citoyen. Vous me l'avez promis. J'ai fait la guerre, moi. J'ai
combattu pour l'éclat blanc du carrelage. Je suis un citoyen. Vous
m'aviez promis. On écoute toujours les anciens combattants. Je suis
la sagesse. Relègue-t-on la sagesse dans la lumière artificielle
? Cachons- nous la sagesse en-dessous des néons, sous des chaises
plastiquées aux formes arrondies aux normes du bassin ? Moi il est
dévié mon bassin. Un mauvais éclat. Tu vois, l'éclat,
rien à voir avec votre carrelage aseptisé, je te parle de
l'éclat coupant qui m'empêche de m'installer sur les fauteuils
des quais. On me les refuse. J'ai le bassin dévié. On me
force à attendre debout. On m'avais promis avant l'obus. On m'a
médaillé après. (Il sanglote) On m'a médaillé.
On m'a médaillé. (Entame un ronflement sourd)
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