L'annonce disait à peu près
ceci : Urgent. Poste à pourvoir. Rémunération intéressante.
Se présenter le matin au 17, rue du Renard.
Je n'hésitai pas un instant. Sept
longs mois de chômage avaient épuisé toutes mes réserves.
Je me rendis le jour même à l'adresse indiquée. Au
numéro 17, un bâtiment grisâtre étalait sa morne
quiétude; je sonnai et la porte s'ouvrit d'elle-même. Je pénétrai
alors dans un grand hall totalement vide, à l'exception d'un immense
comptoir derrière lequel disparaissait presque entièrement
une jolie secrétaire au sourire lumineux. "Monsieur?" "Je viens
pour l'annonce." "Oui, c' est au troisième... non, au quatrième...
enfin, c'est au deuxième étage -pardonnez-moi, c'est l' habitude."
acheva-t-elle en rougissant. Je me dirigeai vers l'ascenseur et remarquai
que l' immeuble s' élevait sur quarante-neuf étages. Chose
étonnante, lorsque l'ascenseur arriva, le chiffre deux était
allumé; devais-je alors monter au second, ou au quatrième
étage? Fort heureusement, au second une voix aimable m' indiqua
la salle d' attente. Un seul candidat attendait : un homme dont la mine
usée rappelait vaguement les journaux détrempés par
la pluie. Bientôt la porte s'ouvrit et une voix sinistre dit : "Suivant
!", je restai seul avec mon angoisse sourde. En feuilletant un magazine,
je tombai sur un article retraçant les étapes de l'aventure
sur la Lune -un de mes sujets de prédilection :
ON A MARCHE SUR LA LUNE.
Il y a quelques semaines
Neil Armstrong a réussi l'impossible pari.
Et moi qui voulais des nouvelles fraîches!
Me croirez-vous si je vous dit que ledit magazine était daté
de la veille? La lecture du sommaire me plongea dans un abîme de
perplexité. On annonçait, dans le désordre, l'élection
du Pape Jean-Paul II, l'invention du téléphone, le premier
film en couleurs et la création de l'O.T.A.N.! Mais je n'eus pas
le temps d' éclaircir ce mystère, car la porte s' entrouvrit
de nouveau. C'était mon tour. Je ne raconterai pas l' entretien,
qui fût aussi long qu'inintéressant. A l' instant où
je signai le contrat, je n'avais toujours pas pris connaissance de ma mission.
Le Directeur me mena à mon bureau dont la laideur semblait justifier
à elle seule le montant exorbitant de mon salaire. "Vous commencez
aujourd'hui", déclara le Directeur sans même me regarder.
"Il n'y a ici qu'un téléphone, ne perdez pas votre temps
à explorer les armoires: elles sont vides. Vous répondrez
au téléphone chaque fois qu'il sonnera, pas une de plus,
pas une de moins. Pour le reste, voyez avec ma secrétaire."
A ces mots, une jeune femme que je n'
avais pas vue arriver ouvrit la bouche et, avec un débit de magnétophone
: "Il y a cinq lignes. Chacune a sa couleur; ne les confondez pas. La bleue,
c' est l' horloge parlante. La jaune, la météo. La rouge..."
-"Mais Mademoiselle, il existe des répondeurs
téléphoniques qui..."
Elle me coupa sèchement: "Je vous
demanderai de ne pas m'interrompre. La rouge, disais-je, est celle des
cours de la bourse. La verte, celle des horaires de trains. Et la grise
-c'est la plus drôle, glissa-t-elle avec un air de connivence- est
la ligne des renseignements généraux." J' étais ahuri.
"Voilà. Je crois n' avoir rien oublié. Bienvenue Chez UTOPIA."
Elle allait tourner les talons sans plus
de cérémonie, mais brusquement elle revint:
-"Pardonnez-moi! J' ai oublié l'essentiel
: en répondant aux appels, vous pourrez tout dire, absolument TOUT,
sauf la vérité."
Quelque chose vibra dans l'air et je crus
que le sol se dérobait sous mes pieds:
-"Je ne comprend pas." "C'est pourtant
simple", fit-elle en battant des cils, "Si on vous demande l'heure vous
avez le droit de répondre n'importe quelle heure, sauf, précisément,
l'heure qu'il est; ça vous laisse des milliards d'autres possibilités,
imaginez!"
Ses mains voletaient dans l'air comme
si elle venait d'annoncer un miracle. Je pensai à l'ascenseur décalé,
aux joues empourprées de la première secrétaire, au
magazine anachronique...
Aussi curieux que cela puisse paraître,
je m'habituai à cette étrange activité. Je ne revis
jamais mon employeur, ni son automate de secrétaire. Le téléphone
sonnait presque sans interruption. Dans les premiers temps, j'étais
hésitant, bredouillant et souvent à court d'imagination.
La ligne rouge, en particulier, me donnait des crampes d'estomac. Mais
je ne tardai pas à trouver une astuce: je gardais en permanence
sur mon bureau la page des cours de la bourse (toujours la même)
et pointais du doigt sans regarder. Parfois, l'angoisse m'effleurait de
donner le bon chiffre par pure coïncidence mais l'affaire n'en était
que plus pimentée. Je devins rapidement imbattable au jeu de l'horloge
parlante; les premières fois, je me contentais de changer les secondes
ou les minutes, mais, bientôt enhardi, j'osai annoncer les heures
les plus extravagantes. Sur la ligne jaune je prévoyais des tempêtes
de neige en août, je prédisais des giboulées de novembre
et 40° à l'ombre pour le réveillon.
Ah! Quelle époque! Que de trains
manqués; que de voyageurs au saut du lit sur des quais vides! Combien
d'actionnaires ruinés par mes chiffres fantaisistes, combien de
vacances gâchées par des pluies imprévues! La nuit,
je rêvais de ces interlocuteurs crédules, du cours de leur
existence bouleversée par les caprices de mon imagination. Je déferlais
sur des continents entiers, à la tête d'une armée de
montres folles, Wall Street et Tokyo perdaient la tête, le soleil
ne se couchait plus et les nuages avaient disparu de l'atmosphère!
La ligne grise, en revanche, me laissa
sur ma faim: deux ou trois appels seulement, à peine de quoi emprisonner
quelques hauts fonctionnaires au-dessus de tout soupçon. Du reste,
les questions posées n'avaient pas grand intérêt.
Un seul mystère dans tout cela:
je ne reçus jamais aucune plainte. Et pourtant, seuls les chèques
que je trouvais au coin de mon bureau tous les premiers du mois étaient
vrais. Qui sait pendant combien de temps encore j'aurais continué
à brouiller l'équilibre spatio-temporel si un matin, le Directeur
n'était apparu sur le seuil de la porte, un chèque à
la main. "Bonjour Monsieur!". Il arborait un large sourire que je ne lui
connaissais pas ."Ne vous étonnez si, cette fois, je vous donne
votre dû en main propre. Je tenais à vous témoigner
personnellement ma gratitude. Nous sommes très satisfaits de votre
travail. En réalité, les résultats vont au-delà
de nos espérances." Il marqua un temps; le téléphone
sonna. J'allais répondre, mais il m'arrêta d'un geste: "C'est
terminé. Vous êtes libre. Vous toucherez une prime de 33%
en remerciement de vos bons services." Je n'eus pas le temps de protester,
déjà on m'accompagnait vers l'ascenseur. Quelques minutes
plus tard, j'étais assis sur le trottoir d'en face, abasourdi.
Je n'entendis plus jamais parler d'UTOPIA.
L'autre jour, en passant dans la rue, j'ai vu que les locaux avaient été
repris par une banque célèbre. J'aurais déjà
oublié l'affaire si, quelques mois plus tard, la couverture d'un
magazine de sciences n'avait attiré mon attention:
UNE ÉTUDE SCIENTIFIQUE, MENÉE
PAR LE C.N.R.S. SUR 200 PERSONNES PENDANT UN AN RÉVOLUTIONNE LE
PETIT MONDE DE LA PSYCHOLOGIE. (Dossier p.7)
Fébrile, je parcourus l'article
principal. Il y était question de conditionnement, de renversement
des valeurs et de nouveaux tabous, mais rien de bien précis. En
revanche, la conclusion m'amusa beaucoup:
"Selon le professeur Jaust,
l'étude est plus que probante. 93% des individus à qui l'on
a interdit de dire la vérité durant un laps de
temps suffisant, se montrent par la suite incapables de dire la vérité.
Quant aux 7% restants, ils ont tout simplement perdu la faculté
de distinguer le vrai du faux."
Karine Aubry
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